Cinquième jour

Comme convenu en ce début de matinée Joe Norman vient me chercher en bas de mon hôtel. Le temps est magnifique, ciel bleu et soleil rayonnant avec une légère pointe de chaleur qu'une douce brise vient tempérer. Direction Our Mother of Mercy School où doit avoir lieu la conférence de presse pour la promotion du Creole Heritage Zydeco Crawfish Jambalaya, festival qui se déroulera dimanche. L'école est située de l'autre coté du Buffalo bayou, à mi-chemin entre downtown et french town. Arrivé sur place je constate que l'église catholique se trouve juste de l'autre coté de la rue. Joe m'explique qu'elle a un rôle social très important. Bâtie au début du XXe siècle elle a accueillie les créoles venant de Louisiane et continue d'organiser en son sein un système d'entraide via des kermesses, des campagnes de dons et d'échanges.

Our Mother of Mercy
Our Mother of Mercy

Quant à l'école, elle fût construite en 1931 et est entrée dans l'histoire comme le premier bâtiment d'enseignement pour Noirs de Houston ! Joe y travaille et est responsable de tout ce qui concerne l'informatique. A l'intérieur je fais la connaissance de la directrice, Denise Mabrie, qui m'offre un dvd racontant l'histoire de l'église. Ensuite tour des classes - une dizaine - où je suis présenté à tous les élèves. L'accueil est chaleureux, certains enfants prononçant même quelques mots en français sous le regard des institutrices qui sont pour la plupart des sœurs. De retour à l'entrée nous accueillons les nouveaux arrivants. Je reconnais immédiatement Step Rideau et Brian Jack. Ils sont accompagnés par un homme âgé, un stetson blanc sur la tête et un frottoir à la main. Joe me présente à Joseph Bruneau. Je lui parle en anglais et il me répond immédiatement en créole. Le reste de la conversation se fait donc en français. Il m'explique qu'enfant il ne parlait pas un seul mot d'anglais et que cette langue lui a été imposée à l'école. Il me dit aussi qu'il est venu en France au début des années 90 avec l'accordéoniste L.C. Donatto et qu'il a joué dans des « villages » comme Lens et Le Mans. Lorsque je lui dis que j'ai un disque enregistré en Italie par Donatto ses yeux s'illuminent car il se rappelle y avoir participer. C'est lui qui jouait du frottoir sur ce disque. Je lui promets de lui en envoyer une copie dès mon retour en France. C'est alors que nous croisons un petit homme au teint clair. C'est Junius, le fils de Donatto m'explique Bruno.

Nous nous rendons ensemble dans la cantine transformée pour la circonstance en salle de conférence. Tous les élèves sont là, de 5 à 15 ans, regroupés bien sagement autour des tables. Le corps enseignant est aussi présent au grand complet. Nouvelles rencontres avec le prêtre en charge de l'église et Mona Wilson, le fameux professeur de danse. La conférence commence par une intervention de Frank Broussard, président de la french town association et principal organisateur du festival. Puis vient le discours de Denise Mabrie avant que les musiciens s'installent. Step Rideau et Brian Jack jouent chacun trois morceaux en alternance, tantôt au diatonique, tantôt au trois rangées, juste accompagnés par Joseph Bruno au frottoir. L'effet sur les écoliers est immédiat, surtout chez les plus jeunes, et tous se mettent à bouger en rythme dans un brouhaha incroyable. Pendant ce temps Mona Wilson et Joe Norman font une démonstration de danse.

A son habitude Step joue son répertoire personnel alors que Brian Jack favorise les morceaux traditionnels. Après cet intermède musical les élèves vont chacun poser leurs questions préparées en classe. Que veut dire zydeco ? Qu'est-ce que la culture créole ? De quel instrument joue Mr Bruno... ? Step Rideau, Brian Jack, Joseph Bruno, mais aussi Frank Broussard et Mona Wilson répondent aux questions. Ainsi l'occasion nous est donné à Joseph et à moi de faire une démonstration du parler français-créole.

La conférence est finie. La plupart des élèves sont rentrés dans les classes. Les musiciens rangent leurs instruments. A la sortie de l'école je discute pendant de longues minutes avec une des jeunes institutrices. Elle me donne plus de précisions sur l'histoire de l'église et me montre la partie la plus ancienne du batiment. Elle est férue d'histoire et, avec sa soeur, a fait une partie de sa généalogie. Elle est la deuxième génération à vivre à Houston, sa famille venant de Louisiane, d'Opelousas plus précisément. Ses grands parents parlaient exclusivement créole et ne connaissaient pas un mot d'anglais. En remontant l'arbre généalogique elle s'est aperçue que ces ancètres venaient d'Espagne. Son nom de famille est Pradier et pendant toute son enfance elle l'a anglicisé par honte et par peur des moqueries. Aujourd'hui elle l'affiche avec fierté et le fait prononcer à la créole

Il est midi et Joe Norman a décidé cet après-midi de me faire voir certains clubs de la ville. Première étape, et puisqu'il faut manger, le Jax Grill. Situé sur Shepherd Street, dans un quartier regroupant une partie de la classe moyenne de Houston, c'est un long batiment avec un grand parking. C'est le coup de feu en cuisine et l'endroit est noir de monde. Le restaurant est réputé pour sa cuisine et son rapport qualité-prix m'explique Joe. On commande et on paie, puis on va chercher notre commande lorsque notre numéro est appelé. C'est vrai que pour le prix on mange bien et la taille des portions est impressionante. Je prends un bon steak juteux avec des frites et une salade et je rejoins Brian Jack qui est en train de manger un énorme cheeseburger avec des onions rings, le tout baignant dans une mare de ketchup.

Le Jax Grill
Le Jax Grill

Le repas fini nous quittons Brian et Joe m'emmène chez Gabbanelli, le principal fournisseur d'accordéon de Houston. Peu de monde dans la boutique. Des guitares, des saxophones et deux grandes étagères remplies d'accordéons. Sur les murs des posters de dizaines de groupes de tejano music. Dans un coin tout de même plusieurs affiches de musiciens de zydeco : Leroy Thomas, Curley Taylor, Boozoo Chavis... Le vendeur, un membre de la famille Gabannelli, nous informe que Step Rideau est un client régulier qui vient à la boutique plusieurs fois par mois.

Deuxième étape, le Shakespeare Pub sur Memorial Drive. Nous arrivons dans un quartier aisé à plusieurs kilomètres à l'Ouest de downtown. Il est 16h et le club n'est pas encore ouvert. Après plusieurs appels et coups aux fenètres nous nous préparons à partir lorsque la porte d'entrée s'ouvre, laissant apparaitre un petit homme chauve vétu d`un polo blanc. Il s'agit du propriétaire du club, Eddie Black, un Anglais qui s'est installé ici voilà 15 ans. Tous les week ends il programme du blues et du zydeco. Avec fierté il nous montre un mur couvert de photos des artistes qui se sont produits chez lui. En blues Joe Guitar Hughes, Paul Orta, Sherman Robertson, Pete Mayes, Texas Johnny Brown... En zydeco Leo et Leroy Thomas, Lil Brian, Dikki Du, les Zydeco Dots... Soudain Eddie disparaît puis revient avec un article du Houston Chronicle précieusement conservé, écrit en 1997. Il s'agit d'un papier sur Lonnie Mitchell, un accordéoniste légendaire alors tout juste décédé. Lonnie jouait régulièrement au Shakespeare. Selon Eddie c'était une personne d'une très grande gentillesse, un tout petit homme, mais qui avait des mains d'une grandeur et d'une largeur impressionnante, disproportionnées par rapport au reste de son corps. Pour sûr, il était né pour être accordéoniste !


Dernière étape de notre périple, nous repartons vers le Nord et retrouvons french town. Joe me dit que c'est un quartier extrèmement pauvre et qu'il peut être très dangereux d'y circuler seul. D'ailleurs nous ne quitterons pas la voiture. Au début du siècle l'endroit accueillait les créoles venus de Louisiane. Mais depuis les choses changent. Petit à petit les Noirs s'en vont et laissent la place aux mexicains. Au vu des derniers recensements m'explique Joe, en 2050 Houston sera une ville en majorité hispanique. Nous passons devant un terrain vague, lieu où se trouvait le Prejean Lounge, le plus vieux club zydeco connu de french town et un des endroits préférés de Clifton Chenier. Nous retrouvons ensuite le Mr A's Club, passons devant le Silver Slipper, quittons Crane Street et franchissons Collingsworth. Je découvre d'autres clubs dans des endroits où je n'étais pas allé lors de mon voyage mardi. Il y a même un Y-Ki-Ki ! Je suis impressionné par leur nombre dans un espace aussi restreint. Joe m'explique que ces clubs servent aux jeunes pour faire leurs débuts sur scène et que french town reste encore un terreau pour le zydeco. Outre J Paul qui joue tous les mercredi et vendredi au Mr A's, Marcus Ardoin ou Lil Raa Raa au Silver Slipper sont des habitués.

Le Y-Ki-Ki de Houston et son palmier
Le Y-Ki-Ki de Houston et son palmier

Nous terminons notre route devant le Sophie's Kay, the hole in the wall, l'ancien Continental Zydeco Ballroom. C'est ici que Clifton Chenier et Lonnie Mitchell (encore lui) ont donné leurs derniers concerts avant de s'en aller au paradis des musiciens. Belle journée en vérité. De retour à mon hôtel Joe me promet de venir me chercher demain pour m'emmener voir la famille Ballou à Austin.



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