Huitième jour

Encore une belle journée pour un évènement exceptionnel qui doit être le sommet de mon voyage : la première édition du crawfish & jambalaya festival organisé par Our Mother of Mercy Church. Au programme, Curley Taylor, Geno Delafose, Andre Thierry, Step Rideau, Keith Frank, Brian Jack et Cedryl Ballou !

Pas de problèmes pour trouver l'endroit, situé à 300 mètres à peine de mon hôtel. A l'entrée je retrouve des têtes connues, tels Frank Broussard, le grand organisateur de l'évènement, mais aussi madame le proviseur Mabrie et toutes les institutrices qui ont revêtu pour l'occasion le t-shirt du festival. Elles occupent les points stratégiques à la caisse, au service d'ordre, aux stands de nourriture… Au moment de valider mon laissez-passer je suis interpellé par une charmante grand-mère. Je lui demande : « Vous parlez français ? ». « Non, créole », me dit-elle avec un grand sourire. C'est vrai que la nuance est d'importance. Le soleil tape déjà fort et je découvre la scène ainsi que la vaste piste de danse.

Tout autour, divers stands et déjà de nombreuses personnes qui sont venus équipés de chaises longues et de grands parasols. Face à la scène, une petite tente sous laquelle je reconnais Keith Frank, réquisitionné par les organisateurs pour régler la sonorisation. Il écoute avec attention les consignes de Mona Wilson qui va bientôt donner son cours de danse. Impossible d'y échapper ! La jeune Pradier, que j'avais rencontré mercredi à la Mother of Mercy School, m'a repéré et insiste pour m'apprendre à danser. Nous voici donc en ligne et le pas de base ne semble pas poser trop de problème. La suite en revanche allait se révéler plus laborieuse. Il s'agissait de pivoter sur sa jambe droite, de marquer un arrêt puis de reprendre le mouvement en sautant un temps. Vous n'avez pas bien compris ? Je vous rassure, moi non plus. Autour de moi les danseurs aguerris enchaînaient le pas avec un naturel déconcertant. Pour ma part j'avais l'impression d'avoir la grâce d'un sac de patates, ne sachant pas quoi faire de mes bras. Heureusement le calvaire se termina bientôt et c'est avec soulagement que Mona annonça la fin du cours.

Place aux concerts maintenant ! Le premier à prendre place sur scène est Curley Taylor. Adepte de l'accordéon-piano il a un physique de jeune premier, ce qui lui assure un grand succès auprès du public féminin. Confirmation d'un talent dont la marge de progression reste énorme. C'est un excellent instrumentiste et sa voix fait plus que rappeler Sam Cooke. Il chantera d'ailleurs un très beau Bring It On Home To Me à la demande d'une de ses admiratrices. Le reste de son tour de chant puise essentiellement dans son tout premier disque, l'excellent Country Boy. Sa prestation est d'autant plus méritoire qu'il y a encore peu de monde et que le soleil tape vraiment fort sur la piste de danse.

Durant le break j'en profite pour me rapprocher des quelques seuls Blancs venus pour le festival. Ils viennent spécialement de Californie et sont eux aussi de très bons danseurs. Pendant ce temps Geno Delafose s'installe. J'en profite pour le saluer pendant le sound check, lui rappelant notre rencontre en Bourgogne. L'orchestre est exactement le même que lors de son séjour en France. De même pour son répertoire, qui contraste sérieusement avec ce que j'ai pu écouter auparavant à Houston. Pas de traces de funk ou de soul dans sa musique. Au contraire, des morceaux interprétés essentiellement en créole et un bon tiers de valses dans son tour de chant. Un regret tout de même, la présence d'un gros accordéon piano sur le coté qu'il n'utilisera pas, jouant uniquement comme à Saulieu du diatonique.

Il est quatorze heures trente et le stand de souvenirs est enfin ouvert. L'occasion d'acheter le t-shirt du festival, une belle écrevisse jouant de l'accordéon sur un magnifique fond orange, et de faire une razzia sur les disques : le dernier Andre Thierry, deux Brian Jack ainsi que son t-shirt. Andre Thierry s'installe justement sur scène, accompagné par d'anciens membres de l'orchestre de Beau Jocque : le bassiste Chuck Bush, le batteur Erick Minix et le guitariste Cookie Chavis. Seul son frotteur m'est inconnu. J'apprends plus tard qu'il s'agit de Jason Thierry, un de ses frères. C'est le choc du festival ! Le petit homme est statique sur scène mais son jeu d'accordéon tant au trois rangées qu'au diatonique est irrésistible de swing et de virtuosité. C'est un grand instrumentiste doublé d'un excellent chanteur à la voix haute et claire, parfois presque androgyne. Aujourd'hui il a décidé de nous la jouer Beau Jocque avec une aisance déconcertante et sa version de Yesterday restera à jamais dans ma mémoire.

Il commence à faire faim et les stands de nourriture sont de plus en plus attirants. Les odeurs qui s'en dégagent ne sont pas faites pour encourager un régime. Que du classique en cuisine, ribs, crawfishs, gumbo, french fries… Mon choix se porte sur de délicieuses crawfish sausages dans un poor boy accompagnées d'oignons frits. En dessert une savoureuse tarte aux patates douces faite maison.

Après un tel choc, retour à l'hôtel pour se changer. Le soleil est tellement fort qu'il faut bien une douche et des nouveaux vêtements pour se remettre d'aplomb. De retour sur le site Step Rideau a déjà commencé son show. C'est l'artiste le plus dynamique sur scène, ne ménageant pas sa peine pour faire bouger la foule, jouant essentiellement ses anciennes chansons : Steppin' On, Standing Room Only, From Step To You… Nous avons tout de même le droit à quelques titres du nouvel album à paraître, dont une délicieuse version créole de Let's Do It Again, rebaptisé Alons C'est Ca Encore. Malgré tout je trouve sa prestation terne, voire brouillonne, comparée à celle donnée par Thierry une heure plus tôt.

Step Rideau
Step Rideau
Zydeco outlaws
Zydeco outlaws

L'estomac bien rempli je contemple l'installation du Soileau Zydeco Band. L'heure est à la concentration sur scène. Les membres de l'orchestre font preuve d'une rigueur et d'un professionnalisme que je n'avais jamais vus jusqu'ici. Le groupe en impose avec ses cinq membres et une nuée d'enfants qui courent entre leurs jambes. Une courte introduction et la vedette est annoncée. Keith Frank illumine la scène ! Le Soileau Band se met en branle. C'est une véritable machine à groove, un orchestre qui me fait penser aux meilleures formations funk, genre James Brown ou Georges Clinton. Chaque morceau donne le droit à des chorégraphies différentes. Souvent Keith fait le show avec Dimitric Thomas, son fantastique frotteur, alternant anciens titres et nouvelles compositions issues de son dernier disque. Et quand il se met à chanter Keith Frank Gonna Make You Sweat , c'est toute la foule qui transpire en rythme. Depuis le début trône au coté du chanteur un curieux manche à balai recouvert d'un morceau de toile. Au moment où le show est le plus excitant il fait glisser le tissu, découvrant une tête de cheval stylisée. Aussitôt il enfourche sa monture et galope de long en large suivie par les enfants montés eux aussi sur leurs canassons.

C'est sur cette note d'humour que se termine le spectacle et je retrouve avec plaisir Mlle Pradier qui me présente à ses amis. Je rencontre sa sœur qui a entreprit d'étudier la généalogie afin de raconter l'histoire de sa famille. Je fais également la connaissance d'un jeune créole d'une trentaine d'années qui me dit vouloir devenir prêtre. En tant que catholique il espère que la mort de Jean Paul II va permettre des réformes, notamment en ce qui concerne le célibat au sein de l'Eglise. Je n'ose lui dire que le climat actuel n'est guère à l'optimisme. Au détour d'un poteau je tombe sur Classie Ballou qui m'accueille avec un large sourire. Je retrouve bientôt le reste de la famille au grand complet entourant Maman Ballou dans bonne humeur contagieuse.


Avant l'arrivée de Brian Jack le D J de service enchaîne les morceaux sur la sono. Dès les premiers sons d'un sample le public se précipite en ligne sur la piste de danse. Il s'agit d'un air vaguement disco sur un rythme de boite à rythme hypnotique. Mais l'importance est dans les paroles. Le D J guide les danseurs dans leurs mouvements : « Mooove to the right, to the left… ». Parfois il passe plusieurs fois la même phrase en boucle de façon à obtenir le même pas : « Now hold it… Hold it… Hold it… And doooo the Boogalloo ». En fait il joue vraiment avec le public. Le spectacle est étonnant. Voir près de 4000 personnes faire les mêmes pas en ligne est fascinant.

Brian Jack est maintenant sur scène à la tête de ses zydeco gamblers. Il est encore plus impressionnant que lorsque je l'ai vu la première fois au CC Hidehout. Visiblement une bonne partie du public est venue spécialement pour lui. Beaucoup portent son t- shirt. Ce qui impressionne chez lui, c'est la densité de sa musique. Comment un si petit orchestre (5 membres) peut-il produire un tel son ? On pourrait croire qu'ils sont deux fois plus nombreux et cela n'a rien à voir avec le volume sonore. En cause, un groupe qui porte son leader. Son frotteur en particulier est exceptionnel. Jody Lemelle est une sorte de petit lutin, un petit gabarit sautillant aux gestes incroyablement rapides. Autre atout, les harmonies vocales bien en place et d'une efficacité redoutable. Une fois de plus le public est conquit avec des titres comme Shake your tail faither, Mama's gumbo, ou l'ultra rapide Zydeco time sur lequel Brian se révèle être aussi un très bon harmoniciste.

Brian Jack & the Zydeco Gamblers
Brian Jack & the Zydeco Gamblers

Il est 20h30. La majorité du public est partie. Les deux vedettes du jour, Keith Frank et Brian, sont passées. Pourtant le festival marathon n'est pas terminé. Cedryll Ballou a la redoutable tache de terminer la soirée. La piste de danse est désormais au ¾ vide. Pourtant le jeune homme ne démérite pas. Le charme opère de nouveau, tout comme lorsque je l'avais à Austin il y a deux jours. Et son grand-père a toujours ce grand et large sourire.

Cedryl Ballou & the Trendsetters
Cedryl Ballou & the Trendsetters

Il fait nuit noire lorsque le festival se termine. Les bénévoles commencent à ramasser les bouteilles vides. Impossible de trouver mon guide, Joe Norman, trop occupé sans doute avec les musiciens ou avec sa famille, une de ses sœurs devant se marier le même jour. Je l'aurai le lendemain au téléphone et pourrai lui exprimer toute ma gratitude. Alors que je regagne mon hôtel je croise Brian Jack. Il est tout heureux de voir que j'ai acheté son t-shirt. C'est ému que nous nous disons au revoir.


Voilà. Le voyage est terminé. L'avion m'a ramené en France la tête pleine de souvenirs. Avec la promesse de repartir bientôt.

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